20/08/2010

Osez !

Dominique Méda est inspectrice générale des affaires sociales. Elle dirige des recherches en sociologie, notamment sur la conciliation de la vie professionnelle et la vie familiale et sur l’égalité hommes / femmes.

Comment percevez-vous l’évolution des femmes dans la société et dans l'entreprise en France au cours des dernières années ?
On peut défendre l’idée que la situation des femmes s’améliore un peu, du point de vue notamment de l’accès à l’emploi et notamment aux emplois de cadres et de professions intermédiaires. Les jeunes femmes sont également de plus en plus diplômées et le nombre de jeunes femmes non diplômées décroît fortement, contrairement à celui des jeunes garçons. Cette situation est très importante considérant les liens étroits qu’entretiennent diplôme et insertion professionnelle. Ce qui me semble très important est que les jeunes femmes accèdent désormais en plus grand nombre à des emplois qualifiés : 48% d’entre elles occupent en 2008 un emploi de cadre ou de profession intermédiaire contre 43% des garçons (en 1984 le rapport était de 30% pour les filles contre 33% pour les garçons – Source INSEE).
Malgré tout, les femmes accèdent toujours peu aux postes de responsabilité. Si elles constituaient 41,2 % des cadres administratifs et commerciaux en 2005, elles ne représentaient que 17,2% des dirigeants de sociétés et 7,5% des dirigeants du CAC 40.

Quelles sont selon vous les raisons de la faible représentativité des femmes dans les instances dirigeantes? Quelle est la responsabilité des entreprises? Comment y remédier ?
Les raisons sont de plusieurs ordres : la première est la puissance des normes en œuvre dans nos sociétés. Même si nous sommes sortis du modèle du « male breadwinner » et de la « female carer » (Monsieur Gagne Pain et Madame au foyer), des traces profondes de ce modèle subsistent encore. Les stéréotypes ont la vie dure et on considère toujours qu’il revient principalement à la femme de s’occuper des enfants. Par ailleurs, au moment de l’orientation scolaire, les garçons et les filles continuent de faire des choix radicalement différents qui conduisent les filles dans des filières finalement moins bien rémunérées. Au sein des entreprises elles-mêmes, une organisation du travail soit-disant neutre, mais qui est en réalité calée sur le modèle masculin de la totale disponibilité pour le travail, favorise les carrières masculines. Enfin, objectivement, même si une partie des femmes peuvent se faire aider dans la prise en charge des tâches domestiques et familiales, ces dernières reposent encore en majeure partie sur elles et peuvent les contraindre à réduire leur disponibilité au travail.
Une profonde réorganisation du travail au sein des entreprises permettant aux deux parents de mener vie professionnelle et vie familiale de façon plus souple est nécessaire ; et une implication beaucoup plus forte des hommes : s’ils s’investissaient plus concrètement et dans la même mesure que les femmes dans leurs responsabilités familiales, et acceptaient parfois de mettre leur carrière en veilleuse, les carrières des femmes s’en trouveraient certainement facilitées.

Quels intérêts pourraient avoir les hommes à aider les femmes à faire éclater le plafond de verre ? Leurs intérêts ne sont-ils pas de le laisser en place ?
Il me semble que dans cette affaire, tout le monde a à y gagner : un modèle qui repose sur deux apporteurs de revenus et deux apporteurs de soins serait non seulement plus égalitaire mais diminuerait aussi une frustration des femmes qui ira grandissante si les efforts en matière de formation ne sont pas récompensés. Il faudrait donc revoir radicalement l’organisation du travail pour qu’elle permette vraiment aux parents, quel que soit leur sexe, de combiner travail et vie familiale et les normes en vigueur selon lesquelles un homme qui réduit son temps de travail pour s’occuper de ses enfants est un déviant, alors que ce comportement est considéré pour normal pour les femmes. Cette question du temps consacré par les pères aux soins aux jeunes enfants est centrale pour au moins trois raisons : l’investissement des pères dans la vie familiale est nécessaire pour avancer dans l’égalité de genre et permettre aux femmes de ne pas être les seules à modifier leur activité à la naissance d’un enfant ; par ailleurs, permettre aux hommes d’exercer pleinement leur paternité peut aussi constituer un objectif tout à fait digne d’intérêt ; enfin, la question de la place que la société fait aux tâches de soins est essentielle. Souhaitons-nous une société où nous consacrerions tous l’essentiel de notre temps au travail ? Ou bien voulons nous aussi accorder une place de choix aux tâches de soins, en faisant en sorte que celles-ci soient assurées à la fois par des institutions publiques ou privées et par la famille équitablement entre les deux parents ?

Quels conseils donneriez-vous aux femmes cadres dans une entreprise pour faire éclater ce plafond de verre ?
Oser ! Se réunir en collectif, partager leurs expériences de manière à se rendre compte qu’il leur arrive à toutes la même chose et qu’elles se trouvent donc face à une réalité collective et non individuelle ; ne surtout pas penser que la situation vient d’elles-mêmes, mais du fait qu’elles sont femmes et donc qu’objectivement leurs conditions d’insertion sont plus difficiles. En résumé : désindividualiser les problèmes, comprendre leur caractère collectif et structurel, partager, rendre visible. Toute la question me semble-t-il est également aujourd’hui de savoir si les femmes doivent, pour accéder aux responsabilités et donc à la possibilité de changer les choses, se couler dans le moule masculin de rapport au travail et s’il n’y a pas, dans cette aventure, beaucoup de choses à perdre.

Propos recueillis par Isabelle Pinault (ECM 02) et Madeleine Prévost (ECM 81)

Restez vigilant(e)s !

Armelle Carminati (ECL 85) est Directrice du Conseil en Organisation et Gestion des Talents d’Accenture France Benelux. .
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Elle a d’abord dirigé des missions de transformation dans les secteurs industriels ou de services, puis les activités d’Accenture Europe pour le secteur de la Distribution. Elle a créé, il y a dix ans, le programme interne et réseau externe "Accent sur Elles", destiné à favoriser la progression de carrière des femmes cadres. Armelle Carminati occupe également depuis 2006 le poste de Directrice Générale du Capital Humain et de la Diversité pour Accenture au niveau mondial

Avec les énormes avancées au niveau de leurs droits qu’ont acquis les femmes depuis la 2ème guerre mondiale, les françaises ont gagné égalité de droit et indépendance. En 65 ans, des droits fondamentaux ont été établis (droit de voter, de travailler sans autorisation maritale, d’avoir un compte en banque, de divorcer sans « faute », d’avorter, etc), mais depuis une dizaine d’années, la situation stagne.

Lorsqu’on regarde les chiffres, on est loin de l’égalité de fait : ni pour les salaires (plus de 25 % d’écart de salaire entre les hommes et les femmes, écart grandissant pour les cadres), ni pour l’accès aux métiers (10 des 84 filières métiers regroupent plus de la moitié des femmes), ni pour les temps de travail (elles occupent 85% des emplois à temps partiel et un tiers est subi), ni quant à leur place dans les directions d’entreprises (8% des CoDir, alors que les femmes sont plus diplômées que les hommes). Ces chiffres s’obstinent depuis 10 ans…

Qu’est-ce qui peut pousser une entreprise à engager une action de mixité ?
Avant de se lancer dans des programmes au féminin, tout comité de direction doit affuter les raisons propres à l’entreprise qui la pousse à vouloir durablement plus de mixité. Parmi celles-ci, on trouve souvent :
- Le besoin d’une plus grande performance par la cohabitation de profils plus divers : apport de points de vue différents, opposition créative, fin de l’appauvrissement par clonage. Une équipe multiculturelle met plus de temps à démarrer, mais a un plus fort potentiel.
- La guerre des talents : à tous les niveaux scolaires, les filles ont statistiquement de meilleurs résultats que les garçons : pourquoi se priver de tels talents ?
- Le besoin de ressembler à son marché : les femmes sont prescriptrices pour un grand nombre d’achats. Des équipes féminisées pourront donc mieux comprendre ces clientes potentielles.
A ces raisons économiques s’ajoutent souvent des raisons sociétales, politiques et démographiques : dans certains pays comme le Japon, l’Italie, ou l’Allemagne, il est très difficile pour une femme d’assumer socialement une vie de mère et une carrière. D’où un recul destructeur pour le pays de la natalité. Avec des modalités de garde et de carrière facilitées, les gouvernements et les entreprises font le pari que les femmes ne seront plus acculées à un choix d’opposition entre travail et famille, relançant le moteur démographique et donc la vitalité économique du pays.

Une fois la décision prise, quelle est la clef du succès d’un programme de mixité ?
Les solutions préconisées par Armelle Carminati portent sur deux leviers : le premier consiste à mobiliser les dirigeants (éclairés, convaincus et vigilants), le second est entre les mains des femmes (moins isolées, confiantes et engagées). Pour être efficaces, ces deux leviers doivent être mis en œuvre en simultané.
On comprend bien que c’est au plus haut niveau de l’entreprise que doit être forgé le premier levier. Mais qui en est l’initiateur, et pourquoi ? Pour un même objectif, chaque histoire est pourtant unique : un dirigeant, touché par une injustice sexiste dans son entourage, ou qui au contraire a une femme avec des responsabilités professionnelles importantes, ou bien de grandes filles talentueuses donc à carrière prometteuse, peut prendre soudain conscience du travail à réaliser dans l’égalité et la représentativité des femmes dans sa propre entreprise. Quant au second levier, ce sont parfois les femmes dirigeantes d’une entreprise qui se regroupent pour faire bouger la relève.

A quoi ressemble donc le programme Accent sur Elles ?
Le programme Accent sur Elles (fondé par Armelle Carminati) porte sur les deux leviers : c’est à la fois un programme au sein d’Accenture et un réseau féminin externe.
En interne, toute une batterie d’actions a été mise en place : dirigeants en comité de pilotage, revue de vigilance pour les carrières, ateliers de travail sur la gestion des aspirations, coaching. Le programme s’étend à l’international.
Le réseau d’Accent sur Elles est ouvert aux clientes et relations, cadres de grandes entreprises et administrations. Il propose des réunions autour de thèmes ou d’invités, et livre des témoignages de femmes et des recettes gagnantes. Accent sur Elles est également devenu incubateur d’autres réseaux féminins, qui rôdent leurs convictions avant de se lancer dans leur propre entreprise.

Pour Armelle Carminati, hommes et femmes sont semblables dans leurs potentiels mais conditionnés par des stéréotypes sur le rôle social de chacun, avec toutefois une différence : celle de la maternité qui peut provoquer des séismes en milieu professionnel.
Au-delà de ces facteurs universels, les attentes de la nouvelle « génération Y » rejoignent souvent celles des femmes (besoin de temps de respiration dans la carrière, envie d’équilibre vie pro/vie privée, moindre fascination pour le « pouvoir » mais recherche de « savoirs et de savoir-faire », …). Ces aspirations nous incitent à penser la promesse employeur autrement : l’entreprise va devoir s’adapter dans ses process RH et styles de management, ce qui est une formidable opportunité nouvelle, pour peu que la génération Y ne capitule pas trop vite en « rentrant dans le rang » compte tenu de la tempête économique mondiale.

Propos recueillis par Sylvie Bretones (ECM 96) et Christine Joder (ECL 80)

19/08/2010

L'avis des dirigeants des Ecoles Centrale

Hervé Biausser, directeur de Centrale Paris (ECP 73)
Patrick Chedmail, directeur de Centrale Nantes (ECP 73)
Etienne Craye, directeur de Centrale Lille (ECLi 84)
Carole Deumie, directrice des études de Centrale Marseille (ECM 93)
Marie Annick Galland, directrice des études de Centrale Lyon (ECL 84)


Le taux de filles des cinq Ecoles Centrales, généralistes, est plutôt élevé, entre 20% et 30% en fonction des écoles. Ce taux est plutôt stable à Paris, progresse de façon régulière à Lyon et Nantes, plus lentement à Lille ; il est plafonné par celui des classes prépa.
Aussi, les écoles ne mènent pas d’actions pour plus recruter de jeunes filles, mais plutôt pour faire connaître le métier d’ingénieur. P. Chedmail : « Il faut travailler sur l’ambition dès les petites classes, auprès des instituteurs, plus tard auprès des conseillers d’orientation ». MA. Galland : « c’est avant tout un problème de société ». C. Deumie : « Il faut revaloriser le métier d’ingénieur auprès des filles, montrer son côté sociétal. Les jeunes filles ne voient pas le côté social, l’utilité pour la société du métier d’ingénieur ; la technique c’est froid ! ». Etienne Craye : « Nous allons dans les lycées, en accord avec les rectorats, ce n’est pas une action spécifique de Centrale Lille, mais collective, en partenariat avec l’Uris et la Confédération Régionale des Grandes Ecoles ». H. Biausser : « Les jeunes filles manquent de confiance en elles et pensent qu’il faut sur-exceller pour entrer dans les filières scientifiques ; bien souvent elles ne réalisent pas que cette filière assure de trouver un emploi, et c’est un argument auquel elles sont pourtant sensibles. Par ailleurs, la prépa doit certainement évoluer sur les programmes, sans concession sur l‘excellence scientifique, la CGE est interrogée sur la diversité, elle le sera également sur la parité ».

En corollaire, au sein des Ecoles Centrales, les options dans lesquelles on trouve proportionnellement plus de filles sont les suivantes : la chimie, la santé, l’environnement, les nanotechnologies, le génie des procédés, l’énergie du vivant. Centrale Lyon a monté en partenariat avec l’Université de Lyon une option « Ingénierie et Médicaments » : 100% des élèves de la filière sont des femmes (sic). L’option BTP attire aussi proportionnellement plus d’étudiantes. P. Chedmail : « Est-ce le côté challenge ? », MA. Galland : « ou les aspects concret et bâtisseur » ; H. Biausser y voit une combinaison de « contact humain, projet concret et international ».

Les directeurs et directrices interrogés ne dénotent pas d’aspirations différentes entre filles et garçons. A Centrale Lyon, en première année, les élèves font une enquête découverte auprès de professionnels. MA. Galland note que « les jeunes filles se préoccupent beaucoup de la conciliation vie professionnelle / vie privée, ce qui n’est pas le cas des garçons ». Les Ecoles n’ont pas de chiffre précis, et pourtant, l’écart de salaire lors de la première embauche reste une réalité !

Enfin, à la question « Quel conseil donneriez-vous à vos étudiantes ? Serait-ce le même que celui donné à vos étudiants ? », E. Craye et H. Biausser donnent les mêmes conseils, « avec peut être un point de vigilance sur le recrutement (notamment sur la question des enfants) » pour E. Craye. H. Biausser complète : « je donne les mêmes conseils, si toutefois j’avais un conseil particulier à donner aux étudiantes, je leur dirai d’être attentive à leur carrière, d’être en réseau ». Les directrices adressent en particulier les messages suivants : C. Deumie : « Accepter vos différences et croyez en vos capacités », « ne sacrifiez pas une vie par rapport à l’autre ». MA Galland : « sachez mettre des priorités, rien n’est figé ; soyez adaptables ».

Propos recueillis par Sylvie Bretones (ECM 96)